En vérité, je pleure assez facilement, pas à gros sanglots, mais je sens facilement mon œil gauche (forcément, mon droit est moins sensible) s’humidifier et, petit à petit, l’eau afflue par la périphérie. Une rivière se forme sur les bords pour se rejoindre à l’extrémité de l’œil. Et c’est à ce moment que parfois j’esquisse un geste discret de la main, j’essaye de le cacher dans une toux, je bouge la tête et je viens assécher le bord de la rivière. Bref, Miley Cyrus a eu cet effet sur moi, mon titre est un peu pute à clic, c’est vrai, car en réalité c’est sa reprise qui m’a percuté : Boys don’t cry, c’est une madeleine de Proust qui m’a renvoyé loin là-bas dans les terres désolées du passé.
Et c’est étrange car rien n’est figé, le temps file entre les mains, une émotion étrange remonte, je repars à une autre époque, quand j’avais quinze ans, je crois alors me souvenir de qui j’étais, de ce que je ressentais et quand enfin je vais trouver le mot pour décrire cette boule dans le ventre, au moment d’identifier si je suis triste ou gai (c’est bien plus subtil que cette binarité, c’est un mix courant entre le yin et le yang) voilà que la sensation emporte les mots, dilue l’émotion et je me retrouve perdu devant le lit de la rivière, ému, sans trop savoir pourquoi, misjudged the limit, parti très loin dans une étrange mélancolie. Alors oui, mes souvenirs semblent présents, je revois des têtes, je me souviens de cette époque entre la fin du collège, le début du lycée, j’étais en devenir, mon être intellectuel n’était pas conscient, il n’était pas encore le maître, mes émotions étaient fortes, j’ai de l’enfance gardé une peur intense, cachée, tapie au fond d’une cave, au bout d’un couloir derrière la porte. Il y a toujours eu (et il y a toujours) ce monstre, cet ennemi qui vient me visiter dans mes rêves, pour le meilleur ou pour le pire, il m’a poussé à éveiller ma conscience, à contrôler mes cauchemars, à prendre la main dessus et à pouvoir fuir loin de lui. Fuir, fuir, je l’ai sans cesse fait, j’ai souvent esquivé, toujours joué un jeu pour tromper, pour passer entre les gouttes, passé maître de l’évitement. Mon corps en a souffert, j’ai trop contracté mes muscles pour tenir droit, ferme, pour rester solide.
À l’ère de la déconstruction masculine, je m’interroge sur ce qui m’a construit et, ma mère le sait, le fantastique m’a construit, un bestiaire de l’horreur a peuplé le pays de mon enfance, masquant la vérité de mon moi, servant de masque à l’être que j’étais, proposant un monde binaire, partagé entre le bien et le mal, avec une vision toute déformée de qui j’étais.
Je ne sais plus très bien finalement où j’en suis. Jeune, cette littérature m’a rendu finalement conservateur, protecteur du bien au lieu de tout foutre en l’air. Le fantastique remet l’ordre en place après le chaos, c’est un chaos de pacotille, de bobos, juste pour s’amuser mais tout rendre dans l’ordre à la fin. Sois rassuré, paisible bourgeois, les normes ne changent pas et tout continue comme avant, et c’est d’une tristesse de revoir le film de son enfance défilé avec ce filtre pourri qui nous révèle, comme avec les lunettes de Carpenter, la triste réalité.
Ou alors c’est pire, push you to fare, le genre fantastique est-il ce moyen fantasmatique pervers de tout éprouver dans le sang et la chair, ce trip halloweenien qui consiste à porter un masque pour satisfaire ses sombres pulsions sous couvert de fiction ?
Dans mon cas, le vampire a jalonné ma vie, comme une menace perverse dressée au-dessus de moi. Je n’ai eu de cesse d’avoir peur, obligé j’étais d’allumer sans cesse des lumières pour me donner de la force, pour voir l’amour et masquer l’effroi des ténèbres, éloigner ces émotions, laisser la place à la raison. J’avais peur avant du vampire, j’ai peur aujourd’hui qu’il soit bien présent et que mon visage ne soit qu’un masque. Peut-être est-ce pour cela que j’évite les miroirs, car je ne pourrais pas fuir son regard. Le vampire ne se contente pas de séduire, il prend. Il se nourrit du corps et du sang de l’autre, sans jamais être inquiété, sans jamais demander. Et peut-être que, nous, garçons fascinés par ces récits, avons fini par penser que ce droit nous revenait aussi.
Et c’est dans mes rêves que la lutte était acharnée, toujours derrière moi, toujours présent, toujours en tension, je déambulais dans mes rêves, aux aguets, et du coin de l’œil, en alerte, à veiller, à repérer les escaliers, les portes et les caves. C’était innocent, mais usant de devoir sans cesse fuir, voler loin pour s’éloigner et finalement stopper le rêve : on se réveille d’un coup, pas en sursaut, pas en sueur, mais froidement, délibérément, en écoutant le silence de la chambre, à la lueur d’un abat-jour, en vérifiant si tout est bien en place, qu’il n’y ait pas une patte griffue se glissant lentement dans la pièce. Il est temps de se réveiller, time to wake up, et ce n’est pas simple, cela demande des efforts pour gommer les traces de ce monstre fantastique.
Et aujourd’hui, à replonger au fond de moi, lesté de plomb pour aller voir au tréfond, je suis retombé sur lui. Je pensais avoir grandi et dompté cette peur. Je pensais gérer. Et ce travail d’introspection, ce travail conscient m’a poussé à m’interroger sur ce monstre. Est-il réel, symbolise-t-il quelque chose, est-ce lui, dans le silence, qui affleure quand je pleure ? Est-il encore avec moi, en moi, dompté, docile et fidèle. Suis-je prêt à l’accueillir ? À m’accueillir.
Je me demande si je vais pouvoir ouvrir la porte du placard, passer ma main sous le lit, attraper le monstre soupirant et lui claquer deux bises sur les joues. Mayve I’ve been too unkind, il n’est qu’un monstre que pour celui qui le voit ainsi. Je devrais peut-être commencer à me regarder dans le miroir (geste que je ne fais réellement jamais) pour apprendre à apprécier mon ennemi, face à face. On pourrait peut-être se sourire. On ne pleurerait pas. Les garçons ne pleurent jamais.